74.

Le vendredi matin, lorsque le jour se leva, des nuages de pluie défilaient dans un ciel presque incolore. Un vent humide soufflait di Maryland en rafales glaciales.

Carroll attendait impatiemment sur la banquette avant d’une voiture de location garée à McLean, dans la banlieue de Washington.

La carrosserie sombre du véhicule se fondait dans un rempart de sapins encore plus sombres surplombant Fort Myers Road.

Le boulot de flic, songea Carroll, le regard perdu dans le vide L’éternelle attente.

Pour passer le temps, Carroll s’attaqua à son petit déjeuner, acheté chez Dunkin’Donuts. Les beignets étaient moins chauds que l’emballage en carton qui les contenait. Ils n’avaient de surcroît aucun goût. Quant au café, il était à température ambiante…

Carroll lut ensuite plusieurs pages de The Soul of a New Machine[23] de Tracy Kidder. À plusieurs reprises, il se surprit a penser au colonel Hudson.

Le jeune homme cent pour cent américain ? L’élève officier émérite de West Point… devenu le chacal de l’Amérique ? Le François Monserrat des États-Unis ?

Il mourait d’envie de faire la connaissance de Hudson. De le rencontrer seul à seul, en tête-à-tête. De préférence dans la salle d’interrogatoire, au numéro 13 de Wall Street, sur son territoire à lui. Dites-moi, colonel Hudson, que savez-vous de l’attentat de Green Band ? Et des actions volées à Wall Street ? Expliquez-moi pour quelle raison vous avez quitté larmée, colonel…

Il se demanda ce qu’il tirerait de quelqu’un comme David Hudson, saboteur américain formé pour résister aux pires interrogatoires.

Vers sept heures trente, une lampe s’alluma enfin au premier étage de la maison coloniale blanche, de l’autre côté de la route. Une deuxième pièce s’éclaira, quelques instants plus tard. La chambre puis la salle de bains, sans doute.

Peu après, la lumière se fit au rez-de-chaussée. La cuisine ? L’applique du porche s’éteignit.

Juste après huit heures – heure que Carroll jugea décente –, il remonta d’un pas traînant l’allée dallée devant la maison et appuya sur la sonnette, dont le son lui rappela le carillon des vieux magasins.

Un homme grand, d’une soixantaine d’années, apparut dans l’encadrement de la porte. Il portait un pantalon écossais, des mules et un cardigan bleu pastel. Son crâne, qui avait la forme d’une torpille, était surmonté de cheveux ras d’un gris presque blanc.

Le général Lucas Thompson, ex-commandant en chef des forces américaines d’évacuation au Vietnam, possédait un visage taillé à la serpe et une présence toujours imposante. Il donnait l’impression d’être encore parfaitement capable d’assumer les contraintes du service commandé. Il y avait quelque chose de dur et d’alerte dans son regard.

— Général Thompson, je suis Arch Carroll, de la DIA. Désolé de vous déranger à une heure aussi matinale. Je viens vous voir dans le cadre de l’enquête sur Green Band.

Comme il se doit, le général Thompson se montra soupçonneux. Ses yeux s’étrécirent, semblèrent s’enfoncer dans les plis de peau flasque qui les cernaient.

— De quoi s’agit-il, monsieur ? Je suis levé depuis un moment, mais, ainsi que vous l’avez dit, il est encore bien tôt…

— En temps normal, je vous aurais téléphoné pour vous avertir de ma visite, général. Mais j’ai quitté le Pentagone tard hier soir. J’ai pensé que vous appeler au-delà d’une certaine heure aurait été un manquement à la bienséance pire que de me présenter à l’improviste chez vous ce matin.

L’expression de perplexité qui se lisait sur le visage du général Thompson se dissipa. On aurait dit que le seul mot « Pentagone » l’avait rassuré ; ses traits se détendirent.

— Certes, acquiesça-t-il. Arch Carroll. J’ai lu des choses, sur vous…

— Général Thompson, j’ai seulement quelques questions à vous poser. Elles concernent votre commandement en Asie du Sud-Est. Cela ne devrait pas nous prendre plus de… d’une vingtaine de minutes.

— Ce qui signifie une heure, rétorqua Lucas Thompson avec un rire nasillard. (Il n’en ouvrit pas moins en grand la porte d’entrée de sa maison.) Ce n’est pas grave. J’ai le temps. Le temps n’est pas ce qui me manque actuellement, monsieur Carroll.

Le général Thompson précéda Carroll à l’intérieur de la maison et lui fit traverser une salle à manger années trente solennelle avant de pénétrer dans une impressionnante bibliothèque. Il y avait là une cheminée en bouleau blanc pourvue d’un écran en cuivre et de lourds chenets, en cuivre également. Les murs étaient tous tapissés de livres serrés dans de hauts rayonnages en chêne. Une double baie vitrée donnait sur un jardin, avec une piscine couverte et des cabines rayées jaune et vert.

Le général Thompson s’assit dans une confortable bergère à oreilles.

— Loin des yeux à Washington et pour ainsi dire loin du cœur, Depuis que j’ai pris ma retraite, j’ai reçu très peu de visites officielles. À l’exception de mes deux petites-filles, qui, par bonheur habitent au bout de l’allée et qui adorent les gâteaux et les caramels confectionnés par leur grand-mère.

Le général secoua la tête et sourit. Il abordait cette entrevue de manière beaucoup plus détendue que Carroll ne l’avait escompté.

Carroll avait entendu dire que Thompson se montrait au Vietnam excessivement rigide en matière de discipline. À présent, à la retraite, il ressemblait à n’importe quel paisible grand-père.

— Je cherche – à l’aveuglette, devrais-je préciser – des renseignements utiles sur un certain colonel David Hudson. Hudson était sous votre commandement à Saigon, n’est-ce pas ?

Le général Thompson hocha la tête.

— C’est exact. Le capitaine Hudson a servi sous mes ordres pendant environ quinze mois. Si ma mémoire me fait moins défaut que le reste.

— Votre mémoire et mes notes concordent parfaitement, dit Carroll. Que pouvez-vous me dire de Hudson ?

— Eh bien, je ne sais pas vraiment où vous voulez que je commence. C’est relativement compliqué. David Hudson était un soldat extrêmement discipliné et efficace. C’était aussi un meneur d’hommes charismatique, quand on lui a eu confié son commandement là-bas… La première fois que je l’ai vu, il était à la tête d’une section de techniciens spécialistes en explosifs, je crois. Il avait également été formé pour éliminer des cibles humaines. Il a éliminé des ordures, Carroll. Des gens tirant profit de la guerre, deux ou trois agents infiltrés de haut niveau… Des traîtres.

— Pourquoi avait-il été choisi pour être un « nettoyeur » ?

— Oh, je crois connaître la réponse à cela. Il avait été choisi parce qu’il n’aimait pas tuer. Parce qu’il n’était pas un détraqué. Je pense que la philosophie de Hudson, c’était que, une fois qu’on s’engageait à se battre dans une guerre juste, on allait jusqu’au bout. Il se trouve que, personnellement, j’adhère à cette conception des choses.

Pendant la demi-heure qui suivit, le général Lucas Thompson décrivit en détail sa collaboration avec David Hudson. Ce fut un compte rendu dithyrambique d’un bout à l’autre, quelque chose comme un vingt sur vingt pour Hudson – qualités de chef au combat, courage, charisme.

Arch Carroll continuait d’avoir le désagréable sentiment de courir après un foutu héros de guerre américain. Une fois de plus, quelque chose dans cette histoire échappait à la simple logique.

Il se pencha très en avant dans son fauteuil en cuir rouge. Le général Thompson commençait légèrement à se répéter. Ses propos paraissaient glisser vers un gentil verbiage.

En temps normal, Carroll aurait pu trouver cela attristant. Il pensa à son propre père, qui avait pris sa retraite à Sarasota, Floride, après avoir quitté la police de New York, et qui avait succombé à une crise cardiaque – à moins que ce ne fut à l’ennui – moins de neuf mois après.

Si ce n’est que Carroll ne crut pas un instant au petit numéro du général Thompson.

Il avait procédé à une enquête minutieuse : le général Thompson avait reçu de nombreuses visites officielles dans sa demeure de McLean – des hauts fonctionnaires du Pentagone, et même des pontes de la Maison-Blanche. Le général Lucas Thompson était toujours un conseiller influent du Conseil de sécurité nationale.

— Il y a encore une ou deux choses qui me tracassent, général…

— Quoi donc ? Allez-y !

— Premièrement… comment se fait-il que personne ne soit capable de me dire où se trouve le colonel Hudson actuellement ?… Deuxièmement, comment se fait-il que personne ne soit capable d’expliquer les circonstances mystérieuses dans lesquelles il a quitté l’armée au milieu des années soixante-dix ? Troisièmement, général Thompson, j’aimerais savoir pourquoi on a farfouillé dans son dossier militaire au Pentagone et au FBI avant que j’y aie accès.

— Monsieur Carroll, à en juger par votre ton, je crains que vous ne commenciez à faire preuve d’une certaine irrévérence, fit le général Thompson d’une voix égale et parfaitement calme.

— Vous avez raison, ça m’arrive parfois. Quatrièmement – c’est le dernier point qui me chiffonne… qui m’indispose vraiment… Pourquoi ai-je été suivi lorsque j’ai quitté le Pentagone hier soir, général ?… Pourquoi m’a-t on suivi jusqu’à chez vous ce matin général ? Qui en a donné l’ordre ? Qu’est-ce qui se manigance à Washington, nom de Dieu ?

Les joues rasées de près du général Thompson et son cou plissé s’empourprèrent d’un coup.

— Monsieur Carroll, m’est avis que vous devriez partir. Je crois que cela vaudrait mieux pour tout le monde…

— Vous savez quoi ? Vous avez sans doute raison. Je crois que je perds mon temps ici… Je pense toutefois que vous en savez beaucoup plus sur le colonel Hudson, général. Voilà ce que je pense.

Le général Thompson eut un sourire condescendant, juste une infime contraction de la lèvre supérieure.

— C’est là toute la beauté mésestimée de notre pays, monsieur Carroll. C’est un pays libre. Vous avez le droit de penser tout ce qu’il vous plaît… Venez, je vous raccompagne.

Vendredi Noir
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